Donner et prendre, la coopération en entreprise

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Ce coup-ci dans les critiques de livres, je vais m’attaquer au dernier livre de N. Alter, donner et prendre, la coopération en entreprise, que j’ai aussi pu me faire dédicacer par cet impressionnant chercheur en sciences sociales !Plutôt que d’en faire la critique (je ne pense pas en avoir ni les capacités, ni

Norbert Alter

les connaissances), je vais faire ici une reprise synthétisée de la conclusion (vous pouvez trouver l’introduction ici). Notez que ce qui est avancé ici n’est pas fait sans preuve et de manière gratuite, il s’agit de la conclusion de l’ouvrage (que je conseille à tous de lire) dans lequel M. Alter a mobilisé et présenté la notion de don dans les organisations pour expliquer ce qu’il a pu observer, ou vivre, du fonctionnement des organisations. Impressionnant par sa capacité de synthèse et sa clarté, ce livre se dévore, sa critique particulièrement détournée, mais néanmoins très intéressante et particulièrement efficace, du management des hommes dans les organisations aujourd’hui est jubilatoire.

Place à l’extrait !

Les échanges sociaux, à l’intérieur des organisations, représentent infiniment plus qu’un supplément d’âme associé aux activités ordinaires des salariés. Ils en définissent pour une grande part le contenu, le sens et l’efficacité.

Ils correspondent tout d’abord à un facteur d’intégration sociale et économique. En échangeant avec les autres, on construit des liens. Ces liens permettent de faire circuler [tous ce qui est nécessaire au quotidien] des informations [aux] représentations du monde, qui dépassent de loin ce que les uns et les autres doivent formellement échanger. La socialisation professionnelle ne correspond ainsi ni à la simple absorption des normes d’un métier […] ni à la « lutte de tous contre tous ». Elle repose, bien plus largement, sur la capacité à créer des liens sociaux, à y participer ou à s’en défaire, à donner et à rendre, à prendre et à trahir.

L’idée est finalement évidente : en fonction de leur nature, les liens conduisent les individus à vivre ensemble ou à s’éviter, à partager ou à se quereller. On coopère parce qu’on se sent lié ou qu’on veut se lier. On refuse de coopérer pour les raisons opposées. L’ensemble de ces petites décisions produit ce que l’on nomme les « échanges sociaux ». Ils structurent la petite société que représente une organisation parce qu’ils dépassent les seuls « états d’âme ». Ils intègrent et nourrissent les politiques de gestion. Les objectifs de qualité, [et tous les autres] rendent […] ces échanges légitimes : s’adresser à l’autre permet d’être plus compétent, mobiliser un réseau aide à comprendre un problème difficile […]. Ces différentes circonstances créent une telle imbrication entre la production des liens et la production des biens que celles-ci finissent par associer et mélanger en un tout indistinct les contraintes de production et les amitiés, les connaissances techniques et les luttes de prestige, les indicateurs de productivité et la reconnaissance sociale. Ce « tout » produit le « sentiment d’exister », le sentiment de participer à un être collectif qui articule le cognitif et l’affectif, le formel et l’émotionnel. Ce sentiment est suffisamment puissant pour que les salariés choisissent d’y sacrifier une partie de leurs ressources et d’oublier momentanément leur individualité pour découvrir leur identité collective.

La volonté de participer à cet être collectif n’empêche ni la distance, ni l’égoïsme, ni même la manipulation ou la violence. Au contraire pourrait-on dire. Mais le sentiment de pouvoir participer à un « tout » – qu’on le nomme métier, […], mission ou entreprise – l’emporte souvent sur le calcul. La répétition des changements, qui est le lot des entreprises depuis une quinzaine d’années, ne peut se réaliser sans cette ressource […] et le goût de l’engagement contribue beaucoup à [la résolution des problèmes techniques et organisationnels] car il rend les procédures intelligentes. La capacité des entreprises à définir leur fonctionnement selon une logique de processus dynamique repose sur cette volonté de partager, de s’engager et finalement de s’adonner à un objectif collectif. […]. En tout cas, le lien et le désir de faire lien absorbent quotidiennement les imperfection de la gestion de ce mouvement.

[…]

Pourtant il existe bel et bien un problème, qui tient au fait que les salariés et le management n’ont pas la même conception de l’articulation entre les liens et les biens. […] On peut distinguer deux logiques. Pour les salariés, la production de biens représente le moyen de faire lien : on ne s’associe pas à proprement parler pour mieux travailler, on s’associe pour tirer satisfaction de ce type d’échange, lequel permet de mieux travailler. Pour le management, la mobilisation représente le moyen de mieux travailler, les liens n’étant qu’un instrument au service du travail.

Ces deux conceptions opposent […] les acteurs. Les salariés souhaitent être reconnus pour leur engagement [par exemple via] des fêtes qui ridiculisent les conventions hiérarchiques. Le management accepte mal cette conception de la mobilisation parce qu’elle représente un coût […][i]l peut dès lors percevoir cette mobilisation comme un problème et non comme une ressource, et interdire alors aux salariés de donner.

Pour échapper au caractère schématique de cette présentation du problème il faut bien saisir que le management réagit de cette manière « par principe » plus que par raison. […]

L’observation de cette ambivalence conduit à laisser de côté deux interprétations. […] L’idée qu’il faut « mobiliser les salariés » parce qu'[ils] se trouvent naturellement enclins à la paresse et à la « résistance au changement » [qui] continue de remplir les bibliothèques de vade-mecum pour décideurs pressés est fausse. La seconde [toute aussi fausse] considère que le management manipule et exploite subtilement les salariés.

Dans les deux cas on a fait d’un problème de gestion un problème moral. Or la question n’est aucunement de savoir où sont les « paresseux » ou les « salauds », mais de parvenir à tirer parti de la volonté de donner en abandonnant les prénotions qui fondent les crispations.

[…]

[L]es salariés sont mal compris, mal gérés, et finalement mal « exploités ». Ils souhaitent donner et l’entreprise ne sait que prendre. Cette idée m’a conduit à dire que le management est trop théorique, et donc insuffisamment pratique : il ne tire pas parti des ressources qui s’offrent à lui, préoccupé qu’il est de mobiliser des ressources selon les croyances et les principes qui sont les siens et insuffisamment selon l’expérience et la raison.

[…]

Si on y réfléchit sereinement, cela suppose de « remettre le management sur ses pieds » autour de trois idées :

  • […]les échanges sociaux représentent une richesse telle qu’il faut accepter que les salariés en consument une partie au bénéfice de la constitution de leur identité collective : cela revient finalement à un investissement ;
  • tous [« les travaux en sciences sociales »] expliquent qu’une décision n’est jamais bonne en elle-même, mais qu’elle peut le devenir en analysant ce qui la rend progressivement efficace ; ce qui revient à investir infiniment plus en aval du management et beaucoup moins en amont ;
  • enfin, il faut apprendre à célébrer les dons et les sacrifices fait par les salariés à l’entreprise ; cela revient à inverser les politiques de communication en remerciant plus qu’en sollicitant, et surtout, en faisant preuve de gratitude.

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